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SHÉHÉRAZADE
Un dîner en ville


Shéhérazade descendit du taxi en faisant attention de ne pas s’empêtrer dans sa robe du soir que lui avait prêté Christian D. le grand couturier bien connu. Elle sonna à la porte du petit restaurant à la devanture sommes toute discrète et celle-ci s’ouvrit sur deux cerbères mastocs au visage fermé. Elle leur présenta sa carte d’identité et annonça qu’elle était attendue… Après une rapide vérification, ils lui firent signe d’entrer et elle put pénétrer dans ce lieu privilégié, réputé de tout le gotha politico médiatique parce que l’on pouvait y discuter en toute tranquillité des affaires de la République… La salle à manger était petite, quelques tables seulement mais ceux qui dînaient là comptaient parmi les puissants. Un délicieux fumet de poule au pot, la spécialité de la maison, vint taquiner les narines de Shéhérazade qui, bien qu’ayant l’estomac noué, ne put s’empêcher de saliver. Le silence s’était fait à son arrivée, on la dévisageait franchement et elle se sentit rougir malgré son teint naturellement mat.
Elle reconnut là, nombre de personnages importants comme Serge J. l’ancien directeur d’un quotidien de gauche évoluant au centre droit ; J.-Pierre. E. un journaliste de droite nommé récemment directeur de deux chaînes de télévision nationalisées réputées “progressistes”; Françoise S., Françoise V. et Régine D., trois rombières appartenant à l’intelligentsia de l’édition; David D. un acteur hâbleur devenu sa propre;  Renaud S. un chanteur engagé et démago… Sans compter les divers représentants de différents bords politiques qui en dehors des joutes publiques où ils se crêpaient la moumoute, prenaient plaisir à venir trinquer et procéder à des arrangements secrets dans cet endroit pittoresque.
On lui fit signe d’une des tables et tandis qu’elle se frayait un passage, certains messieurs se levèrent pour la saluer ; quant aux femmes présentes, elles se contentèrent d’un hochement de tête sec. Avec sa parure, sa jeunesse étincelante et son physique lumineux d’orientale mâtinée d’un quarteron de sang occidental apporté par un grand père colon, Shéhérazade faisait impression et les messieurs n’y étaient pas insensibles. Les femmes non plus, mais pour des raisons différentes… Leurs bijoux clinquants et la chirurgie esthétique ne réussissaient pas contre toute attente à leur attirer les faveurs masculines ! Bien dans sa peau, Shéhérazade exultait intérieurement. Enfin, après tant d’efforts, elle était admise au sein des seins ; dans le cercle des cercles, celui où tout se décide et se discute en petits comités absolument non institutionnels…

Arrivé à la table où elle était conviée, un vieux monsieur au regard rusé, l’accueillit avec une petite lueur de concupiscence dans le regard. Cet homme-là, le premier personnage de l’Etat, avait aimé les femmes et l’on dit même qu’il était arrivé grâce à elles. Désormais il était bien trop vieux pour penser à la bagatelle, mais il lui restait cette petite flamme dans les yeux quand il reconnaissait une jolie femme…
—Shéhérazade, je suis ravi que vous ayez accepté de vous joindre à nous pour ce dîner. Vous verrez, la poule que cuisine Madame Michaux est remarquable, vous ne serez pas déçue…
La jeune femme lui fit un petit signe de tête timide et s’assit à la table sans mot dire. À la gauche du vieux président, se tenait un homme jeune à la moue dédaigneuse, manifestement un des courtisans conseillers du premier pouvoir; à sa droite, le premier secrétaire aux sourcils broussailleux et à l’air sévère du parti présidentiel. Chacun lui administra un petit sourire de convenance mais ce qu’elle remarqua surtout, c’étaient leurs yeux froids de reptiles. Au sommet des sommets, ces gens-là ne s’en laissaient pas conter. Ils avaient du bagage, l’expérience aiguisée des politiciens accomplis qui ont appris à naviguer et à rester à flot en toute circonstance.
—Je tiens à vous complimenter très chère Shéhérazade, reprit le président, sur votre carrière exceptionnelle; être nommée à 27 ans, présentatrice vedette du 20 h, c’est un cas unique mais vous le méritez : vous êtes rayonnante et vous allez très certainement illuminer le petit écran !
—Je vous remercie Monsieur le président… de votre aide, car sans vous, je ne sais pas si j’aurais pu accéder à une place aussi convoitée !
—tt tt tt ! Ce n’est rien repris le vieux monsieur avec un petit sourire, vous étiez la plus à même de remplir cette noble tâche d’information de la population… Et puis, il jeta un petit coup d’œil amusé à la table des trois rombières qui les épiaient sournoisement, il faut tôt ou tard que la jeunesse prenne  la relève, c’est dans la nature des choses !
—Je comprends.
—Je crois en vos qualités au point que je pense faire appel à vous pour rédiger une biographie me concernant;cela vous intéresserait-il ?
—Euh… pourquoi pas, mais je dois avouer que je ne suis pas une spécialiste des biographies…
—Aucune importance, les spécialistes ne manquent pas et nous ferons appels à eux. C’est votre nom et votre image qui m’importent, et il me plaît que l’aura de votre jeunesse mette en valeur mon parcours désormais vieillissant et donc un peu terne.
Considérons donc que vous m’avez donné votre accord, conclut-il d’un ton  sec et sans retour. Ah, voilà le plat de consistance, mmmh, quel fumet !
Le vieil homme se désintéressa alors complètement de la jeune femme et se consacra uniquement à dépiauter son bout de volatile fumant avec des airs de petit garçon gourmand.
— Délicieux, quel cordon-bleu cette brave Madame Michaux, à chaque fois nous ne sommes jamais déçu. Au fait Laurent, où en sont les affaires du Parti, avez-vous examiné les problèmes délicats comme convenu ! Les élections approchent…
—Aucun problème monsieur le président, répondit sur un ton froid le chef du Parti présidentiel tout en ajustant un coup de fourchette précis dans un pilon récalcitrant.  Nous avons fait le ménage en éliminant les brebis galeuses et en concluant des accords avec les autres factions.
—Bien, bien… excellent cette poule, quelle finesse ! Dites-moi Shéhérazade, à votre âge, on n’est pas sans aimer les chanteurs à la mode ; pouvez-vous me rappeler le nom de celui qui porte un nom de marque de voiture…
—Vous voulez dire François Zitroën ? répliqua Emma.
—Oui, Zitroën, c’est ça, c’est amusant. J’apprécie particulièrement ses chansons nostalgiques sur le monde ouvrier. Ça me rappelle ma jeunesse !
—Vous étiez ouvrier ? questionna ingénument Shéhérazade.
—Certainement pas, répliqua l’autre comme piqué au vif, mais ce sont des gens que j’ai été amené à rencontrer et qui méritent de l’attention. Après tout, c’est grâce à eux que nous sommes là !
—Zitroën a eu un certain succès, c’est vrai. Mais il semble maintenant affronter une traversée du désert…
—Comme c’est regrettable, un garçon si talentueux ! Serge, fit le vieux président à son conseiller qui donnait l’impression de passablement s’ennuyer. Il faut donner un coup de pouce à Zitroën, puisqu’il défend le principe d’entre aide, prouvons lui que c’est une vertu que nous défendons et qu’il mérite à ce titre de s’en sortir… Contactez sa maison d’édition discrètement et organisez une campagne de promotion avec l’aide de nos relais médiatiques. D’accord… ?
—C’est comme si c’était fait, Monsieur le président.
Le vieillard eut un petit sourire malin à l’encontre de Shéhérazade.
—J’adore tout ce qui concerne l’art, confia-t-il à mi-voix tout en mastiquant avec circonspection un bout de blanc : cinéma, peinture, chanson populaire; malheureusement, je n’ai plus le temps depuis belle lurette d’aller aux concerts ni de visiter les expositions. C’est malheureux mais c’est ainsi. Je me rattrape en faisant ce qui est en mon pouvoir pour aider les artistes… et la jeunesse. Quand on appartient au parti du progrès, on ne peut pas faire moins !
—Toujours l’entre aide… susurra Emma.
—Ma chère, c’est plutôt du mécénat, les artistes sont si égocentriques et si imprévisibles… mais malgré ça ceux qui se souviennent de nos faveurs ont toute notre gratitude… appuya le président en regardant droit dans les yeux Shéhérazade qui se mit une nouvelle fois à rougir.
Soudain un homme d’apparence jeune, à l’allure fringante, s’approcha de la table des convives.
—Ah, mais c’est ce cher Bernard ! Asseyez-vous Bernard, laissez-moi vous présentez Shéhérazade, future animatrice vedette d’une des chaînes les plus regardées des Français.
L’homme s’inclina et lui administra un de ces sourires professionnels dont tous les politiciens sont coutumiers. Il était grand, costaud, le visage énergique et tout à fait photogénique.
—Emma, vous n’êtes pas sans connaître Bernard et la lutte qu’il a entrepris contre la faim dans le monde avec le soutien de son association humanitaire multimédia. J’espère que quand vous présenterez le journal vous ne l’oublierez pas, il y a tellement de gens qui meurent de faim que cela nécessite bien un petit geste…
—Et puis cela renforcera encore l’image que nous voulons donner à notre grand parti du progrès, ajouta avec un sourire de requin le secrétaire du parti aux gros sourcils. De l’aide humanitaire en passant par les écologistes jusqu’aux amis des bêtes sans oublier les artistes nous formerons bientôt une grande force de progrès social dans ce pays…
—Je n’en doute pas, rétorqua poliment la jolie jeune femme. C’est un consensus plein d’avenir.
—Soyez des nôtres, fit le président en posant sa vieille main parcheminée sur la frêle main de la jeune fille qui tressaillit. Plusieurs millions de français sont aujourd’hui d’origine étrangère et notamment orientale, il faut qu’ils comprennent que le pays forme un tout. Et votre présence les aidera à comprendre que l’intégration est possible. On veut faire croire que le Parti est mort, que le pouvoir l’a usé, que les affaires de corruption l’ont laminé. Il n’en est rien, tel un caméléon, il va faire peau neuve et les électeurs nous ferons à nouveau confiance. Regardez dans cette auberge, il y a des hommes et des femmes de tous les partis, de toutes les origines, de toutes le races ! L’idéologie n’est qu’un masque, tous ont les mêmes intérêts : le pouvoir ; le conquérir, le garder et en profiter. Pour la bonne cause, bien entendu !


Bientôt on apporta le dessert. Il s’agissait d’une charlotte à la fraise dont le président s’empiffra, malgré ses problèmes de diabète, tout en continuant à babiller avec ses convives.
—Excellente cette charlotte et ces fraises, elles sont d’un sucré ! Mais dites-moi Laurent, ce juge qui embête tout le monde avec ces enquêtes tous azimuts, de quel bord est-il ?
—D’extrême droite, très certainement, à moins qu’il ne soit d’extrême gauche… Allez savoir !
—Mhhhh, c’est de toute façon ennuyeux, très ennuyeux, il discrédite la classe politique dans son ensemble. Il faudrait contacter certaines personnes pour en discuter. Dans cette affaire, nous avons, au-delà des idées des uns et des autres, un ennemi commun. Cela nous rapproche… il faut que ce serviteur par trop zélé de l’Etat cesse ses excès. Il met en danger la république ! Occupez-vous de cela, Laurent, contactez pour moi L… et voyez ce qu’il peut faire de son côté.
—Mais c’est l’une des sommité de l’extrême droite !
—Oui, il fut un temps où nous nous aidâmes mutuellement. Et aujourd’hui encore, s’il y trouve son intérêt, il nous aidera à nouveau, pourvu qu’on y mette le prix !
C’est comme les journalistes ou les humoristes, vous savez, plaisanta, le président à l’adresse d’Emma. Ils font du zèle et parfois ils dépassent les bornes. Heureusement la plupart rentrent bien vite dans le rang… et si ce n’est pas le cas, on les y aide un peu. C’est normal.
Shéhérazade eut soudain froid dans le dos, car le regard bleu du vieillard s’était fait soudain d’acier, rappelant à ceux qui auraient pu l’oublier, que pour en arriver à son poste envié, il fallait être un tueur  !
Mais ne croyez pas que je ne supporte pas l’humour bien au contraire. Tenez pas plus tard que l’année dernière, un jeune journal satirique m’a invité à m’exprimer dans ses pages. Et bien je l’ai fait, sans rechigner. Bien au contraire, cela m’a été très agréable! Et je les ai remerciés de leur hospitalité, croyez-le… cela m’a fait plaisir d’aider un journal débordant de vitalité, car même si parfois ils nous écorniflent, ils ne remettent pas en question les fondements sacrés du progrés, c’est le principal.
—Mhhouais, grogna Laurent, c’est une danseuse qui nous coûte un peu cher !
—Elle fait partie de notre stratégie de reconquête de la jeunesse, mon cher Laurent. Et la jeunesse, ça n’a pas de prix !roucoula le vieux en faisant un clin d’œil à Shéhérazade.
—Il y a quelque chose qui me chiffonne fit la jolie jeune femme. Que pensez-vous justement de cette jeunesse des banlieues qui depuis des années se rebelle et semble ne pas vouloir rentrer dans votre tactique de recouvrement de l’opinion…?
—Ah, vous voulez dire, ces sauvageons, ces enragés…
—Oui, cette jeunesse qui vire à l’islamisme radical et au terrorisme…
Le vieil homme paru soudain soucieux et sa mine de papier mâché vira au gris. Puis, il se ressaisit.
—Les terroristes potentiels ne sont que quelques poignées déjà cernées par le ministère de l’intérieur. Il n’y a rien à craindre…
—M. le président veut dire qu’il n’y a rien à craindre des contestataires organisés, rétorqua Laurent. Les milieux d’extrême gauche ou d’extrême droite, les religieux encadrés sont des institutions que nous contrôlons peu ou prou et dont nous savons tout. Malheureusement, une frange appelle sur fond de crise sociale et raciale au feu et à la violence tous azimuts.
—Vous vous rendez compte, tenta de plaisanter le Président, ils veulent notre peau, rien que ça !
—L’embêtant, repris Laurent, c’est que leur discours et leur activisme gagnent en audience… Nous parlons, nous promettons, mais nous sommes absent d’un terrain où ils sont présents et agissants. Ils ont le vent en poupe. Alors que leurs aînés se prêtaient au jeu social, ils se revendiquent comme les enfants de Ben Laden…
—Une filiation pour le moins dangereuse, reprit Shéhérazade en baissant les yeux. Mais comment s’en étonner quand on a laissé pendant tant d’années tous ces gens en-dehors, qu’on a jamais voulu véritablement les intégrer !  
—Pourquoi croyez-vous qu’on vous a nommé à ce poste, ricana sèchement le président, pour vos beaux yeux ? Pas uniquement, ma chère, vous êtes-là pour prouver qu’il est possible de s’intégrer justement !
— Espérons qu’il ne soit pas trop tard, rétorqua Shéhérazade avec un petit sourire amer et que je ne sois pas l’arbre qui cache la forêt !
—Balivernes ! gronda le président courroucé. Même quand on leur donne leur chance, ils la refusent! Ils sont trop loin de notre modèle de société, de nos valeurs  !
—Je me demande si Shéhérazade n’a pas raison, remarqua simplement Laurent, il est peut-être déjà trop tard en effet. Nous avons en face de nous une génération de déçus. Ils ne croient plus à nos discours… Le repli identitaire et religieux les tentent. Nous cherchons à infiltrer leurs rangs, mais je me demande parfois si ce ne sont pas eux qui vont bientôt nous infiltrer, conclut-il d’un air soucieux.
—Vous affabulez mon cher Laurent, explosa le président au comble de l’énervement. Le terrorisme est unanimement condamné !
—En apparence, car quand on ne supprime pas les raisons objectives de ce terrorisme, on le renforce. Sous le cataplasme, la gangrène se développe et va bientôt pourrir tout le corps social !
A trop user de la diabolisation, elle se retourne contre nous. Les médias sont discrédités, on les sait corrompus et affiliés au pouvoir. Non, cette 4e génération m’inquiète. Les plus durs sont intelligents, instruits… Certains ont appris dans nos hautes écoles, mais ça ne les empêche pas de nous haïr. À force de les délaisser ils se sont retranchés dans leur communauté et ils se sont nourris des racines pourries d’une religion archaïque qui les pousse à se révolter et à se sacrifier !
—Laissez- moi rire, vous voulez que je vous dise mon cher Laurent, vous êtes un couard !
—Non, je suis réaliste, car sous couvert d’islamisme modéré, le fanatisme rôde, et gavé de frustration sociale, il ne va pas tarder à nous exploser à la figure !
—Tout cela est très juste, fit Shéhérazade d’un air étrangement absent…
—Mais ma chère, on dirait que ces jeunes bandits vous fascinent ! C’est vraiment qu’ils doivent être dangereux pour paraître séduisants au regard de nos élites !
—Je crois plutôt, fit Laurent, que leurs prédécesseurs ou leurs contemporains sont tombés si bas dans la compromission que leur nihilisme apparaît en effet pour nombre d’entre eux, notamment les plus jeunes, sous un jour séduisant. Là est le véritable danger…
—Veuillez m’excuser messieurs fit Shéhérazade d’un ton poli, mais je dois m’absenter quelques instants.
—Faites chère amie, faites…

Quand Shéhérazade sortit des toilettes, elle eut un temps d’arrêt. Elle jeta un œil par la petite fenêtre qui donnait dans la ruelle sombre puis s’arrêta un instant devant les deux sbires qui gardaient la porte pour farfouiller fébrilement dans son sac à main de luxe. Le président qui la surveillait discrètement n’en crut pas ses yeux quand il la vit brandir un Uzi qu’elle pointa sans hésitation sur les deux barbouzes avant de les mitrailler à bout portant.

—Shéhérazade ! s’étouffa le Président.
Pour toute réponse, la jeune orientale tourna son arme qu’elle tenait fermement à deux mains en direction de la table du vieil homme. Ses yeux verts en amande croisèrent une dernière fois ceux chiasseux du président. Ce dernier fut effrayé par la dureté et la fixité du regard de la douce jeune femme basanée… Sa dernière pensée reprit une des conclusion de son fidèle bras droit : “je me demande même si ce ne sont pas eux qui vont nous infiltrer…”  L’instant d’après, il s’affalait, la tête dans son assiette de dessert, son sang se mélangeant au jus si sucré des fraises.

—Crevez tous tas de sales mécréants, Allah est grand! hurla Shéhérazade en continuant à mitrailler sans rémission.
Les bijoux clinquants des rombières se répandirent sur le sol carrelé de vieilles tomettes tout comme les vieilles peaux fripées hachées par les rafales…
Laurent agonisa quelques instants avec pour ultime consolation celle d’avoir vu si juste!
L’acteur ne jouerait plus et le chanteur ne chanterait plus, ce qui ne constituait sommes toute pas une grande perte pour le monde de l’art. Les politiciens moururent avant d’avoir conclu leurs accords transversaux…
Puis Shéhérazade retroussa sa belle robe pour actionner le détonateur de sa ceinture d’explosifs et , quand l’explosion retentit, elle souffla complètement l’un des endroits les plus discrets et les plus reconnus de l’establishment.

Ange Rebelli 14/07/2006
CONTES DE LA PRESIDENTIELLE. . .
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LE  CONTE  DES  PRESIDENTIELLES    
Chaussette



Chaussette était en train de rouler sa cigarette quand les flashs crépitèrent, ce qui le fit cligner des yeux.
— Pas tous à la fois siouplait, fit-il en léchant consciencieusement sa feuille de papier à rouler, y’en aura pour tout le monde !
Quelqu’un  qui se tenait dans l’ombre à côté de lui tendit une main gantée. Un déclic… et le Dupont émit une flamme tremblotante qui embrasa l’infâme clopeau du clochard.
— Merci bien, fit ce dernier en exhalant une fumée épaisse et nauséabonde. M’sieurs dames, j’vous remercie de vot’ visite, mais la conférence de presse est terminée. J’vous serais gré de m’laisser me reposer dans mes appartements, car j’suis un peu fatigué.
La meute se mit à ranger rapidement son matériel sans rechigner. Elle avait fait le plein d’images et de bons mots, et il était temps pour chacun, qui de courir à son journal, qui à son studio de radio ou de télévision. Tous tenaient le scoop : le dénommé Chaussette, SDF de son état, venait de se déclarer candidat à l’élection présidentielle, rien moins ! “Chers maires, chères mairesses ! avait-il tonné, dans un de ces envols lyriques dont il avait le secret, mes cââmâârades SDF de toute la France affiliés au grand “Parti de la Cloche” dont je suis le digne prézident, viendront quérir auprès de vous une petite signature qui me permettra de tenter ma chance à la magistrature suprême. Dieu, dans son infinie miséricorde, vous en sera reconnaissant, et s’il ne l’est pas, je le serais pour lui quand j’accéderai au poste tant convoité… En attendant, c’est de mon fief que j’envoie à tous les Français et toutes les Françaises, qu’ils soient riches ou pauvres, mes meilleurs vœux de bonheur. Et pour les dons en nature, en liquide ou par chèque, à vot’ bon cœur ! Voici mon adresse : Pont Mirabeau, à l’intention de Chaussette.

*

Le dernier des charognards de presse, chargé de son matériel, remontait péniblement la côte le menant à la route, à ses lumières, au flot de circulation, bref au monde civilisé quand l’individu, habillé d’un grand manteau sombre, celui-là même qui avait allumé si charitablement la cibiche de Chaussette, s’exprima pour la première fois.
— Cher ami, j’aimerais m’entretenir avec vous de votre avenir de la manière la plus sérieuse qui soit.
— Pas de problème, fit le clochard. Passons dans mon bureau si vous l’ voulez bien !
Et il indiqua une table branlante entourée de quelques chaises en mauvais état, le tout situé à l’abri de l’arche du pont.
L’autre émit un rire bref.
— C’est moi qui vous invite, M. Chaussette, laissez-moi vous guider, nous allons passer, j’en suis sûr, une excellente soirée…

*

Le soir, sur toutes les chaînes télés, Chaussette fit la une. “Un SDF pour président!”.”Chaussette, premier clochard de France !”, “Votez SDF!”.
On retraçait sa vie : il s’appelait ainsi parce que, justement, il ne portait jamais de chaussettes, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige… Lui affirmait que son vrai nom était : Alexandre de la Rouflaquette, et qu’il était le digne descendant d’une vieille famille noble, déchue après la Révolution Française.Il s’était fait connaître par ses discours poético-philosophici-politiques dans les squares de la Capitale. Et voilà t’y pas que, fort de sa gloire naissante, il avait eu cette idée géniale : se présenter au nom de tous les exclus, à la Présidence de la République. Les médias, avides de pittoresque, avaient sauté sur l’occasion. La misère était réelle, la corruption battait son plein et les Français, toujours prompt à la satire, surtout quand elle se moque des puissants, avaient plébiscité Chaussette. Alors, les représentants des grands partis avaient embrayé aussi sec. 'était à qui se ferait photographier en sa compagnie, lui serrant la louche…

*

Il faisait bon à l’intérieur de la voiture. Chaussette, c’était le cas de le dire, se sentait tout petit dans ses souliers. À sa gauche, le grand type bien habillé qui l’avait si aimablement convié et, à sa droite, une divine créature. Dieu, qu’elle était belle ! Les présentations avaient été faites : Monsieur était le député Duneux, appartenant à la majorité gouvernementale ; elle, c’était sa femme : une belle plante dont Chaussette, tout intimidé, avait baisé la main gantée. Il avait beau être habitué aux strass d’une gloire naissante, cette présence féminine tout proche, n’était pas sans le troubler…
Mais comme pour interrompre ce rêve éveillé, la voiture s’arrêta. Chaussette distingua à travers les vitres fumées une grande grille en fer forgé qui s’ouvrait lentement. Bientôt la voiture redémarra, les roues crissant sur le gravier d’une allée menant à une splendide demeure.
Dans le petit château, Chaussette fut pris en main par un majordome…
— Amenez Môssieur Chaussette au bain, s’il vous plaît. Nous dînerons ensuite ! fit le député.
Chaussette se laissa faire. D’habitude quand les “bleus” le ramassaient dans la rue, pour l’amener à la douche forcée, il se débattait comme un beau diable. Mais là, il se laissa mener comme un petit chien auquel on va faire sa toilette.

*

Chaussette, rasé de près, parfumé et sapé comme un milord faisait plaisir à voir. Il avait presque repris un visage humain et ses hôtes le complimentèrent. Ils passèrent à table.Là, Chaussette s’empfffra de poularde truffée, but deux bouteilles de bordeaux à lui tout seul, et passa tout le repas à babiller de tout et de rien avec ses hôtes.
Le député fut surpris de la culture générale du SDF. Ce dernier avait des connaissances approfondies tant en politique, qu’en économie qu’en littérature. Il passait d’un sujet à l’autre avec aisance, maîtrisant avec brio, une faconde qui, manifestement, était chez lui un don de la nature.
— Excusez-moi mon cher Chaussette de vous poser cette question, mais que faisiez-vous avant de…
— Vous inquiétez pas, c’est l’genre de question qu’on pose toujours à un clochard. J’étais étudiant, tout simplement, j’disposais d’un petit héritage que j’ai dilapidé en bonne chère et puis… il m’a fallu coucher sous les ponts et voilà bientôt 30 ans que ça dure ! A l’école de la rue, j’ai continué mes études : tous les jours je lis les journaux que les gens balancent à la poubelle et quand y fait trop froid, j’crèche à la bibliothèque ou tant qu’à faire, je m’instruis.

*

Le dessert fini, Monsieur invita Chaussette au fumoir. Là, entre hommes, ils prirent un excellent digestif et le député offrit à notre bienheureux un barreau de chaise sur lequel ce dernier se mit à pomper furieusement.
— Mon cher Chaussette, vous devez vous demander pourquoi je vous ai invité…
Chaussette, noyé dans d’épaisses volutes de fumée, toussa.
— J’ai passé l’âge d’me poser des questions, m’sieur le député, au stade où j’en suis, j’profite de la vie tout simplement, là est ma philosophie…
— Vous êtes un sage, Chaussette, néanmoins, voici ce qui m’amène…
Et le député partit dans une longue, longue diatrible, expliquant, exposant, argumentant, paraphrasant, prouvant, proposant, excluant…
Quand il eu fini, l’épais nuage de fumée se dissipa pour laisser émerger un Chaussette… profondément endormi dans son fauteuil.
M. le député, écrasa rageusement son havane dans le cendrier en cristal et sonna le majordome.
— Amenez-moi cet abruti dans la chambre d’ami ! Prenez soin de lui. Je repars à Paris ce soir même et serais de retour dans trois jours

*

L’aube naissante se leva sur la chambre d’ami… vide ! Le lit avait bien été occupé, mais il avait été bien vite déserté.
À quelques portes plus loin, dans la chambre de madame la député, c’était l’heure des confessions sur l’oreiller.
— Cela faisait bien longtemps que ça ne m’était pas arrivé, disait madame…
— Quoi ? fit la voix rocailleuse de Chaussette.
— De prendre mon pied comme je l’ai fait, gloussa la fort jolie femme.
— Et bien, confidence, pour confidence, moi aussi, ma belle ! Et si on remettait ça !
Madame la député ne se fit pas prier…

*

3 jours plus tard, Monsieur le Député était de retour comme prévu, ils déjeunèrent donc tous ensemble. Chaussette était d’excellente humeur. Il avait bien mangé, bien dormi… cela faisait longtemps que ça ne lui était plus arrivé !
Sans attendre, Monsieur le député l’interrogea.
— Ces quelques jours de villégiature vous ont fait manifestement le plus grand bien, vous avez une excellente mine, cher ami, on a peine à vous reconnaître ! commenta l’homme politique. Maintenant, venons en au fait, avez-vous réfléchi à ma proposition ?
— J’y ai mûrement réfléchi, répondit Chaussette d’un ton enjoué. J’accepte sur toute la ligne mais à mes conditions !
— A vos conditions ! Quelles c…
— Appelez un de vos scribes, on va notifier ça.

*

Trois mois plus tard, le représentant de la majorité fut réélu avec succès. Dans le nouveau gouvernement qu’il forma, on retrouva… Chaussette ! conseiller spécial du ministre en matière d’exclusion sociale… Chaussette, à qui on donnait désormais du Môssieur, ne ressemblait en rien à ce qu’il avait été ; nippé comme un prince, propre, il portait beau et parlait bien. On disait, dans les coulisses, qu’il avait été pour beaucoup dans la réélection du candidat sortant. Une nouvelle vie commençait pour lui.


***


Ce matin-là, il faisait froid et il y avait du brouillard. Le clochard se réveilla passablement courbaturé. Il attrapa une bouteille qui traînait et s’enfila une rasade de picrate. Cela acheva de le réveiller complètement. En face de lui, l’eau charriait une écume blanchâtre et des déchets divers et variés : rats crevés, sacs plastiques, planches pourries… Une péniche passa, actionnant sa sirène, le SDF lui répondit en faisant de grands signes. Puis, il retomba, fatigué, sur son matelas de fortune fait de vieilles guenilles.
Il se remémora tristement son passé : la chute avait été rude. En quelques années, il avait tout perdu. Jugé pour fraude fiscale et corruption, il avait été ruiné et destitué de ses fonctions. Sa femme l’avait quitté… et comme c’était elle qui était propriétaire de leur logement, il s’était retrouvé à la rue. Sous un pont ! Désormais, il se contentait de vivre au jour le jour, se satisfaisant de petits plaisirs dérisoires : une cibiche, un litron, un rayon de soleil… Pour survivre, il mendiait. D’ailleurs, c’était l’heure d’aller au turbin.

*

Le feu venait de passer au rouge et il s’approcha, l’air misérable, de la luxueuse voiture qui venait de stopper à sa hauteur: il allait commencer un bref laïus pour quémander une pièce ou un ticket restaurant, mais le conducteur lui dit :
— Mon brave Duneux ! pas la peine de vous fatiguer, j’connais le refrain, tenez, prenez ça, en souvenir du bon vieux temps !
Duneux resta cloué sur place, bouche bée, dans sa main, un billet de 10 €, un cadeau royal pour un SDF, un véritable camouflet pour l’ancien député ! Car il venait de reconnaître l’identité de son généreux donateur : Chaussette ! Et ce qui avait achevé de lui couper le souffle c’est qu’il était accompagné à l’intérieur de l’habitacle d’une femme somptueuse qui n’était autre que son ex !
Il n’eut pas le temps de réagir, le feu passa au vert, la voiture démarra en trombe et disparut au coin de la rue, ne laissant pour tout souvenir, qu’un léger panache de fumée, au goût âcre…

Ange Rebelli, 2006.
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